Aller directement au contenu

    «Nuit Debout»: les journalistes indépendants, autres victimes collatérales de la police

    «Un journaliste d'i>TÉLÉ frappé par un policier, c'est beaucoup plus gênant qu'un photographe indépendant.»


    Mise à jour le 18 mai: D'après nos informations, un journaliste de l'AFP a été agressé hier à la fin de la manifestation contre la loi Travail à Paris.

    Le JRI «s'est fait violemment arracher et casser sa caméra, apparemment par un policier, alors qu'il filmait une interpellation place Denfert-Rochereau à Paris. L'AFP va déposer plainte contre X», précise un mail interne que nous avons pu consulter.

    Contactée, l'AFP confirme l'agression, mais précise être encore «en train d'éclaircir ce qu'il s'est passé» avant «une possible plainte».


    Depuis le début du mouvement «Nuit Debout», à Paris avant de s'étendre dans d'autres villes, de nombreuses manifestations ont eu lieu. Des casseurs s'en sont pris aux forces de l'ordre, notamment récemment, et de nombreux manifestants ont été les victimes collatérales des opérations de police, dont un qui a perdu son œil.

    Il y a les blessures causées par les techniques de maintien de l'ordre (gaz lacrymogène, mouvements de foule, coups de matraque, grenades...), et celles par l'usage disproportionné de la force, comme au lycée Bergson ou avec cette jeune femme frappée par un CRS.

    Depuis un mois, de très nombreuses vidéos montrent aussi les pressions policières récurrentes dont sont victimes les journalistes, la plupart du temps indépendants, c'est à dire non rattachés à des rédactions.

    Un photographe blessé à l'œil par une grenade

    Dimanche 1er mai, une grenade de désencerclement jetée par les forces de l'ordre a explosé au niveau du visage du photographe Fab Enero (casque bleu et manteau rouge sur la vidéo).

    Voir cette vidéo sur YouTube

    youtube.com

    Le photographe, qui a reçu une semaine d'arrêt, a décidé de porter plainte. «Ces grenades ont été lancées n'importe comment, au sol, en l'air et nous n'avons pas pu fuir assez rapidement car il y avait beaucoup de monde devant nous», raconte à BuzzFeed News Aurélien Morissard, un autre reporter pour IP3 Press présent au moment des faits. «De mon côté, je me suis pris un projectile de grenade dans la cuisse, au niveau de l'aine, et cela fait deux jours que je ne peux pas aller travailler», ajoute-t-il.

    Fab Enero précise sur Facebook qu'il n'y a eu «aucune sommation, aucun gazage avant» de la part des forces de l'ordre.

    «Ils ont envoyé directement leur douzaine de grenades de désencerclement ou je ne sais quelle autre arme du style», ajoute-t-il.

    Le réalisateur Joachim Gatti, qui a perdu un œil à la suite d'un tir de Flash-Ball en 2008 et qui suit de près les violences policières à travers un collectif, pointe du doigt l'usage disproportionné de ces grenades.

    «Sur cette vidéo, on peut voir que les policiers ont lancé plus de dix grenades de désencerclement en moins de 20 secondes. C'est irresponsable. Avec autant de projectiles, on est sûr qu'il y aura des blessés graves», dénonce-t-il.

    «Le soir, les forces de l'ordre pointent des lampes torches en direction de nos appareils pour nous empêcher de filmer.»

    NnoMan, photographe du collectif OEIL (Our Eye is Life) a couvert presque l'intégralité des manifestations depuis le début du mouvement social contre la loi Travail. Contacté par BuzzFeed News, il dit «ne jamais avoir vu autant de pressions à l'encontre de la presse»:

    «Jeudi dernier, je couvrais le mouvement "Nuit Debout" place de la République lorsque les policiers ont violemment réprimé des manifestants qui s'abritaient sous une tente (comme le montrait une vidéo du Parisien, ndlr).

    Lorsque je suis revenu vers 3 heures du matin, il y a eu de nouveau des tensions, les CRS ont montré qu'ils allaient charger, j'ai donc levé les mains et mis en évidence mon matériel pour leur montrer que j'étais photographe. Les mains en l'air, j'ai quand même reçu plusieurs coups de matraque dans le coude.»

    «Prends pas de photo, dégage!»

    En plus des coups, certains policiers n'hésitent pas à redoubler de créativité pour empêcher manifestants ou reporters de les filmer. «Le soir, les forces de l'ordre pointent des lampes torches en direction de nos appareils pour nous empêcher de filmer. Ils nous visent également avec des Flash-Ball pour nous dissuader de faire notre métier», témoigne NnoMan.

    Qd 1 CRS empêche 1 journaliste de @TaranisNews de filmer avec... sa lampe torche #NuitDebout https://t.co/13eXx2ccrU

    «J'ai fait les manifs anti-CPE à l'époque, mais je n'ai jamais vu autant de pressions policières contre les journalistes ou les manifestants qui les filment. À l'époque évidemment, il n'y avait pas tous les moyens actuels comme Periscope, mais même lorsque les reporters sont identifiables, ils se font frapper», ajoute NnoMan qui précise porter systématiquement un casque avec l'inscription «TV».

    Le 28 avril, c'est une vidéo du photographe indépendant Simon Guillemin qui a été partagée des milliers de fois sur les réseaux sociaux. La séquence filmée avec une GoPro montre des policiers frapper un homme en train d'aider une jeune femme victime de gaz lacrymogènes en lui donnant du liquide physiologique. L'un des policiers attrape ensuite l'appareil photo de Simon Guillemin et le menace en levant sa matraque en criant: «Prends pas de photo, prends pas de photo, dégage!.»

    LA MATRAQUE FACILE : Manifestation du 28 avril 2016. Le gars a droite met du sérum physiologique à une nana...

    «Ça se voyait: les policiers étaient stressés, sous tension. Dans l'action, ils n'ont pas forcément le temps de voir qui est en face d'eux (...) Mais là ils voyaient bien que j'étais journaliste, et ils ont dû paniquer», a témoigné le photographe interrogé par Le Huffington Post. Et d'ajouter:

    «Ça gazait pas mal et c'était tendu. J'ai d'ailleurs retrouvé une pote qui avait pris un éclat de grenade de désencerclement.»

    Pas de droit à l'image particulier pour les policiers

    Le 31 mars dernier lors d'une manifestation contre la loi Travail, le face-à-face avec les CRS a été beaucoup plus violent pour Maxime Reynié, photographe toulousain pour l’agence de presse Citizenside. Frappé par des policiers, ce journaliste interrogé par metronews, a dû recevoir trois points de suture au niveau du crâne:

    «Il y avait des jets de grenades d’un côté et des jets de pavés de l’autre. Avec d’autres photographes, on s’est retrouvés au milieu, comme d’habitude. J’étais en train de prendre des photos lorsque les CRS ont chargé.

    J’ai eu le temps de me retourner pour agiter mon brassard et de leur crier que j’étais de la presse. Mais je me suis rapidement retrouvé au sol. J’ai reçu des coups de boucliers de toutes parts et surtout un coup de matraque sur le crâne. Ça m’a complètement sonné.»

    Toujours dans le but d'empêcher les vidéos ou les photos, certains agents n'hésitent pas à utiliser leur gaz lacrymogène à bout portant (les exemples sont légion). Lucas Godignon, pigiste à L'Express, en a fait les frais le 28 avril dernier à Nation. «J''y allais juste "comme ça", c'est-à-dire que je ne portais rien qui m'identifiait comme étant un journaliste», nous précise-t-il.

    Quelques instants avant, toujours lors du vidage de la place de la Nation #manif28avril

    «La police ne souhaite pas que les journalistes soient témoins de ce qu'ils font, c'est une évidence.»

    Et pourtant, «il est parfaitement légal de filmer les forces de l’ordre en tant que citoyen et pas seulement en tant que journaliste», rappelle l'agence de presse Taranis News dans dans un «manuel de survie du journaliste» en manifestation. «La jurisprudence en la matière est parfaitement claire, elle date de 2006», ajoutent-ils. Elle a d'ailleurs été confirmée en 2008 par une circulaire du Directeur Général de la Police Nationale.

    Le SNJ pourrait alerter la préfecture de police

    Jointe par BuzzFeed News, la secrétaire générale du Syndicat national des journalistes (SNJ), Dominique Pradalié, dit avoir également été alertée sur l'attitude des forces de l'ordre.

    Quand la police vise les journalistes à la grenade lacrymogène dans la #manif28avril Une réaction @SNJ_national ?

    Le SNJ avait d'ailleurs publié un communiqué après de nombreux témoignages assurant qu'un policier s'était déguisé en photographe dans une manifestation à Nantes le 20 avril dernier.

    «Nous avons eu plusieurs remontées de journalistes, mais si cela continue et qu'il y a des vidéos à l'appui, nous saisirons la préfecture de police», prévient Dominique Pradalié. Et de regretter:

    «Depuis l'instauration de l'état d'urgence, il y a une pression policière beaucoup plus importante, contre les manifestants et contre les journalistes. La police ne souhaite pas que les journalistes soient témoins de ce qu'ils font, c'est une évidence.»

    «Un journaliste d'i>TÉLÉ frappé par un policier, c'est beaucoup plus gênant qu'un photographe d'agence.»

    D'après plusieurs reporters indépendants, l'absence des médias traditionnels, la nuit par exemple, rend la situation plus dangereuse pour eux, comme pour les manifestants. Nnoman explique:

    «Les policiers savent que lorsque des médias connus sont présents, ils doivent faire davantage attention. Nous sommes une petite vingtaine d'indépendants à chaque manifestation, et nous n'avons pas la protection des grosses marques, ce qui rend notre situation plus dangereuse. Un journaliste d'i>TÉLÉ frappé par un policier, c'est beaucoup plus gênant qu'un photographe indépendant.»

    Gaspard Glanz, qui travaille pour Taranis News, partage ce constat. «Les policiers savent que la nuit c'est le domaine des journalistes pigistes ou indépendants. Ils sont bien plus violents et nos brassards "presse" sont un aimant à grenades», analyse-t-il. Reporter depuis de nombreuses années, il dit n'avoir «jamais vu autant de journalistes blessés dans des manifestations»:

    «Les lancers de grenades contre les journalistes sont plus fréquents. Mais si au début du mouvement on se faisait souvent gazer ou matraquer, la situation semble changer depuis quelques jours, la police nous prend moins pour cible.»

    La préfecture de police de Paris refuse de répondre

    Gasapard Glanz a été contacté par l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour témoigner de ce qu'il a vu dans la nuit du 28 au 29 avril. Ce soir-là, sa caméra filmait «une fille interpellée face contre terre et libérée avec une main fracturée et les jambes recouvertes de coups de matraque».

    #PARIS Manifestants parqués face contre terre après l’évacuation de la place de la République cette nuit #NuitDebout

    Depuis le début du mouvement social contre la loi Travail, la préfecture de police de Paris communique régulièrement sur les violences de certains manifestants contre les policiers. En revanche, sollicitée à de nombreuses reprises par BuzzFeed News pour évoquer les violences policières, elle n'a pour l'instant jamais souhaité répondre à nos questions. Le ministère de l'Intérieur, lui, n'a pas non plus donné suite.


    Mise à jour le 6 mai: Après la publication de nos articles, deux autres journalistes témoignent avoir également été blessés par les grenades de la police.


    La journaliste espagnole Fermín Grodira a également été blessée à la manifestation du 1er mai lorsque les policiers ont jeté des grenades. Mais elle ajoute que, selon ses images, un pétard artisanal lancé par des manifestants, a également explosé au même moment.


    Photo de une extraite d'une vidéo du journaliste indépendant Alexis Kraland, publiée sur sa page Street Politics.