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    La grossophobie, c'est quoi?

    Les femmes obèses sont huit fois plus discriminées à l'embauche à cause de leur apparence physique que les femmes ayant un poids considéré comme étant dans la norme.

    Dans les médias, sur les blogs, sur les réseaux sociaux, on entend de plus en plus parler de «grossophobie». Que veut dire ce terme exactement? Contre quoi veulent lutter celles et ceux qui dénoncent cette grossophobie? BuzzFeed News fait le point.

    La grossophobie

    Le terme n'existe pas (encore?) dans le dictionnaire mais il est défini par le Wiktionnaire comme une «aversion ou attitude hostile envers les personnes en surpoids, grosses ou obèses». La grossophobie, c'est la peur (phobie) mais aussi l'hostilité, le rejet des personnes grosses et l'alimentation de préjugés négatifs qui leur sont associés. Ainsi, certains clichés voudraient que les personnes grosses soient «gloutonnes», «fainéantes», «paresseuses», ou «sales». La grossophobie, c'est aussi les discriminations que subissent les personnes grosses, notamment au travail et dans la sphère médicale.

    À la base de ces préjugés, on retrouve l'idée que le fait d'être gros, voire obèse, est un choix. Comme quand, lors de l'un de ses éditos vidéo, Christophe Barbier distingue les obèses qui le sont «à leur corps défendant» (pour des raisons génétiques), et ceux qu'il estime «responsables» par «manque de volonté», «ceux qui payent le prix de comportements alimentaires dérégulés».

    Comme l'explique la diététicienne Lisa Rutledge, interviewée par Elle Québec, certains «se permettent de juger les grosses personnes en insistant sur le fait que, si elles étaient seulement plus informées, plus disciplinées ou "meilleures", elles pourraient être minces, elles aussi. On aime croire qu’on a un contrôle absolu sur son poids, car c’est
 une idée réconfor
tante, mais c’est
 loin d’être si simple.
»

    La violence verbale et les micro-agressions

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    De nombreuses personnes grosses expliquent subir des remarques hostiles et humiliantes de manière quotidienne. Dans son livre On ne naît pas grosse (Éd. Goutte d'Or, 2017, voir la vidéo ci-dessus) Gabrielle Deydier évoque, par exemple, cette fois où elle a acheté deux croissants à la boulangerie et où la cliente derrière elle a lâché «pour moi, un seul suffira». Interviewée par Psychologie, elle décrit:

    «Nous subissons une violence quotidienne. Lorsque je fais mes courses, par exemple, les gens regardent mon panier. Si je prends une tablette de chocolat, j’ai le droit à des réflexions comme : "Ah, on comprend mieux…", accompagnées de regards appuyés. Récemment, dans le train, un homme, près de moi, m’a lancé: "Je ne peux pas rester à côté de quelqu’un comme vous, je me sens oppressé, je vais demander à changer de place".»

    C'est ce que l'on appelle le «fat shaming», c'est-à-dire le fait de humilier quelqu'un en raison de sa corpulence.

    Les remarques blessantes peuvent aussi venir de proches qui estiment avoir une bonne intention et souhaitent donner des conseils, pourtant non sollicités. Mais est-ce que ces remarques peuvent vraiment aider les personnes concernées? On sait que le stress joue un rôle dans la prise de poids et que la culpabilité n'aide en rien à soigner des troubles du comportement alimentaire. Stresser encore plus une personne grosse, ce n'est pas l'aider à aller mieux. Gabrielle Deydier commente:

    «L’argument classique des grossophobes, c’est: "Si on vous fait des remarques, c’est pour votre bien, pour vous secouer." Pourtant, nous savons aujourd’hui que la grande majorité des régimes font grossir. Les médecins n’ont pas réussi non plus à nous faire maigrir. Malgré cela, n’importe quel passant a une idée pour nous faire perdre du poids.»

    La maltraitance médicale

    et j'avoue que 80% de ma réticence à avoir un enfant vient de ma peur du suivi médical pendant la grossesse

    La grossophobie dans le milieu médical est particulièrement dénoncée par les militants travaillant sur ce sujet. Car certains médecins se permettent de faire des remarques violentes à leurs patientes et patients. «Je me souviens particulièrement d'un médecin qui m'a hurlé dessus dans son cabinet en me disant que j'étais grosse et que j'allais mourir d'une crise cardiaque à 20 ans et que je devrais avoir honte», raconte par exemple la blogueuse et féministe Daria Marx. «Je devais avoir 8 ou 9 ans.»

    La militante américaine Ali Thompson, qui tient le Tumblr ok2befat, raconte, elle, comment elle est sortie en pleurs d'un rendez-vous gynéco après que sa médecin, en plein milieu d'un frottis, lui a fait des commentaires «vicieux et méchants» sur son poids, et lui a «expliqué à quel point il était dégueulasse d’être gros-se». Elle commente:

    «N’importe quel-le gros-se vous dira que trouver un médecin qui vous écoute ou qui prend vos soucis au sérieux est une entreprise pourrie. Parce que peu importe vos symptômes, on vous dira de perdre du poids. Vous avez la cheville tordue? Perdez du poids. Une otite? Perdez du poids? La grippe? Perdez du poids. (...)

    Ce n’est donc pas une surprise si beaucoup de personnes gros-ses évitent au maximum de voir des médecins. Je suis coupable d’attendre que mes symptômes deviennent insupportables ou pire pour prendre rendez-vous.»

    Bien sûr, un poids important peut avoir des conséquences sur la santé, mais le fait de le voir systématiquement comme responsable de tous les problèmes de santé des personnes grosses peut aussi mener à des erreurs de diagnostic.

    [grossophobie médicale, TCA] Corps médical, créateur de dysmorphie, de TCA, d'isolement et de mal-être since foreve… https://t.co/EC6I3XMYWY

    Autre problème pour les personnes grosses: le matériel médical n'est pas toujours adapté. Par exemple, le brassard pour prendre la tension est souvent trop petit. Sur le site Cheek, Eva, qui milite avec Daria Marx au sein du collectif Gras politique, énumère les soucis d'équipements:

    «Dans les hôpitaux, ils n’ont en général qu’un seul lit pour grosse personne. À Paris, il n’y a qu’un scanner à champ ouvert. C’est déjà arrivé qu’on dise à des personnes obèses d’aller chez des vétérinaires pour utiliser les grands équipements.»

    Daria Marx voit dans cette grossophobie médicale «un vrai amalgame» entre faire la guerre à l'obésité et «faire la guerre à l'obèse»:

    «Par exemple, on fait de la prévention contre le cancer, mais on ne va pas chier sur les cancéreux. On peut très bien déclarer que l'obésité ce n'est pas bien, faire de la prévention et soigner des gens qui sont obèses, mais en faisant la guerre aux obèses, ça ne fonctionne pas. Et ça, le corps médical ne le comprend pas.»

    Sur son site, le collectif Gras politique propose donc une liste de médecins sûrs, c'est-à-dire ayant «un comportement éthique et non grossophobe», et une liste de médecins «non safe», à éviter, ainsi qu'une brochure analysant la grossophobie médicale.

    Précarisation

    On sait que l'obésité touche plus certaines catégories sociales. Selon l’étude Esteban, publiée en juin dernier, 30 % des femmes dont le revenu mensuel est inférieur à 450 euros sont obèses, alors qu'elles ne sont que 7 % chez les femmes qui ont plus de 4200 euros par mois.

    Mais la grossophobie empire ce phénomène et contribue à des discriminations à l'embauche. Une étude menée par le défenseur des droits et l'Organisation internationale du travail indique que les femmes obèses sont huit fois plus discriminées à cause de leur apparence physique que les femmes ayant un indice de masse corporelle (IMC) dans la norme. Les hommes obèses sont, eux, trois fois plus discriminés.

    En théorie, cette discrimination au travail basée sur l'apparence est interdite par la loi française. Mais, dans les faits, elle reste extrêmement compliquée à démontrer.

    Grossophobie dans les médias

    La grossophobie ne se limite pas aux commentaires des passants et des médecins. Elle est aussi régulièrement présente sur nos écrans. Comme, par exemple, lorsque Jamel Debbouze, invité sur le plateau de Quotidien, se moque d'une jeune femme qui porte plainte contre Usher. Celle-ci affirme qu'elle a eu un rapport avec le chanteur mais l'accuse de ne l'avoir pas prévenue qu'il avait de l'herpès génital. «C'est sûr que c'est une menteuse!», lâche Jamel Debbouze, hilare. «On peut repasser les images de la victime?», insiste-t-il. Comme si une femme grosse ne pouvait absolument pas être désirée par une star comme Usher. Comme si les personnes grosses ne pouvaient être attirantes et avoir une vie sexuelle.

    Quelques semaines auparavant, c'était la pub de la marque Gifi qui faisait réagir les internautes. On y voyait Loana se transformer en mannequin, mince et présentée comme très sexy, à partir du moment où elle pose le pied dans une piscine gonflable -sous le regard réjoui de Benjamin Castaldi.

    Dans de nombreuses fictions, les personnes grosses sont moquées ou présentées comme gloutonnes (poke Monica, dans Friends, et toute les blagues sur son rapport à la nourriture quand elle était jeune et grosse). Comme le remarque le site féministe Simonæ, dans un grand nombre de films —notamment dans les dessins animés Disney— le méchant ou la méchante est gros-se. Et quand les grosses personnes ne sont pas raillées, elles sont tout simplement absentes des écrans. Si, en France, un adulte sur deux est en surpoids et un sur six obèses, les personnes grosses sont beaucoup moins nombreuses à obtenir les premiers rôles au cinéma.

    «Body positivity» et «fat positivity»

    Le mouvement pour l'acceptation des personnes grosses entend lutter contre cette grossophobie. Dès les années 1960 et 1970, des militants et militantes vont s'organiser pour dénoncer la stigmatisation qu'ils et elles subissent. En 1967, un «fat-in» est organisé dans Central Park, à New-York, où 500 personnes mangent des glaces et brûlent des images de mannequins très minces. Toujours aux Etats-Unis, en 1969, se lance la NAAFA, l'Association nationale pour faire progresser l'acceptation des gros-ses.

    En France, l'association Allegro Fortissimo se lance en 1989, pour lutter «contre les discriminations dont sont victimes les personnes de forte corpulence». En 1994, la comédienne Anne Zamberlan, l'égérie des magasins Virgin, publie un Coup de gueule contre la grossophobie (Éd. Ramsay), sous-titré «Je suis grosse, et alors?».

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    En 1996, deux Américaines lancent le programme «The body positive». La body positivity, c'est l'idée que tous les corps sont valables. Comme l'explique Marie Southard Ospina dans la vidéo ci-dessus:

    «Les "bons" corps sont minces, hétéros, et le plus souvent blancs. Il n'y a rien de mal à avoir un corps comme cela, mais le mouvement "body positivity" fait tout son possible pour créer des représentations de corps marginalisés. Nous voulons voir des corps gros, queers, de couleurs et toutes les autres possibilités dans les médias grand public.»

    Ces dernières années, ce mouvement s'est particulièrement développé via les blogs et les réseaux, notamment via des hashtags comme #bodypositive, #allbodiesaregoodbodies, #honormycurves ou #celebratemysize. Il vise à contrer les moqueries sur le corps en général, et va donc bien au-delà de la question du poids, puisqu'on peut être jugé et avoir honte de son corps pour plein de raisons différentes: la taille, le poids, les poils, la texture de nos cheveux, la forme de notre nez, de nos pieds etc. La «fat positivity» se concentre, elle, plus particulièrement sur la question des corps gros.

    D'autres utilisent aussi le terme de «body neutrality», pour prôner une attitude la plus neutre possible vis-à-vis du corps.

    Les limites de la «body positivity»

    Le mouvement body-positive tel qu'on peut le voir aujourd'hui sur les réseaux sociaux serait-il —paradoxalement— en train d'ériger une nouvelle norme? C'est ce dont s'inquiètent certaines militantes. Comme l'explique ce texte publié sur le site de Gras politique:

    «Les photos taguées #bodypositive concernent le plus souvent des corps qui sortent à peine ou pas du tout de la norme, et on érige dans ce mouvement une nouvelle norme de ce qu’on attend d’un corps: un peu dodu, mais pas gros, bien dessiné, mais pas trop mince, piercé et tatoué si possible… Et les corps victimes de grossophobie se taisent, subissant une nouvelle fois l’oppression dans un mouvement censé les apaiser et leur faire du bien.»

    La blogueuse afroféministe Kiyémis racontait récemment sur BuzzFeed comment elle s'était peu à peu éloignée du mouvement body-positive, pour s'intéresser plutôt à la fat-positivity et au militantisme centré sur la question de la grossophobie:

    «Plus je cliquais sur les hashtag #bodypositive, moins je voyais de corps qui me ressemblaient. Le jeu des réseaux sociaux faisait qu’au sein même de ce qu’on appelle la "sphère body-positive", les corps les plus valorisés via les likes étaient ceux qui déviaient le moins de la norme. Les têtes d’affiche du #bodypositive étaient celles qui étaient adoubées (par les hommes) et considérées comme "relativement sexy".»

    Elle regrette que le mouvement body-positive, devenu grand public, «a perdu toute substance subversive en effaçant de la carte celles qui l'ont vu naître dans ces forums, les femmes les plus grosses, qui étaient absentes des espaces médiatiques, et ainsi en invisibilisant leurs expériences de la grossophobie, couplée au sexisme et dans mon cas, au racisme.»

    Un enjeu féministe

    Le poids est un enjeu féministe titrait la psychothérapeute Susie Orbach en 1978, pour son livre best-seller (traduit seulement récemment en français). Pourquoi? La grossophobie touche particulièrement les femmes.

    Un exemple: le pourcentage de femmes obèses (15,6 % des femmes) est quasi similaire à celui des hommes (15,8 % des hommes). Pourtant, ce sont massivement les femmes qui subissent une chirurgie bariatrique qui vise à restreindre l'absorption des nutriments. Cette opération, très lourde, peut avoir de graves conséquences psychologiques. Les femmes représentent 80% des patients.

    C'est pour cela que des militantes anti-grossophobie comme Ali Thompson veulent que le féminisme s'empare, plus qu'il ne l'a fait pour l'instant, de la grossophobie. Dans un texte initialement publié sur Everydayfeminism, elle demande:

    «Je veux que les féministes ouvrent les yeux sur les mauvais traitements reçus par les gros-ses. Même si c’est douloureux, parce que vous n’imaginez même pas que cela existe. (...) Je veux que le féminisme prenne en compte la grossophobie de manière intersectionelle, et nous rejoigne dans la lutte pour exiger le changement.»